Le choc colonial :
Le monde musulman a subi un choc sans précédent aux 19 et 20e siècles, en moins d’un siècle l’ensemble des pays musulmans sont passés sous domination directe ou indirecte des puissances européennes conquérantes.
L’Europe en plein essor industriel avait besoin de ressources et de débouchés.
Les discours justifiant la colonisation se parent de l’auréole d’une mission « civilisatrice » et la conquête coloniale est alors présentée comme une libération des ténèbres du sous-développement et de l’arriération.
La France se distingue par son universalisme construit à partir des idéaux révolutionnaires de 1789 directement inspirés des Lumières, c’est elle qui mena au bout de leur logique les buts assignés à cette « mission civilisatrice. »
La colonisation ne s’est pas faite au nom du christianisme mais elle a été légitimée par cette « mission » que les puissances coloniales européennes se sont arrogées.
La place de l’islam dans les luttes anticoloniales
Le choc colonial a radicalement transformé les musulmans faisant prendre conscience à ses élites que la faiblesse du monde musulman face à l’Europe conquérante n’était pas due à l’islam mais bien au contraire a l’éloignement de l’islam des souverains musulmans et des populations musulmanes.
Cette prise de conscience engendra le mouvement de réforme « islah » qui revendique la nécessité du retour à l’islam des origines seul rempart au colonialisme européen.
Parmi les précurseurs de ce mouvement, Muhammad Abdouh qui fut le premier étudiant d’Al Azhar envoyé en mission à La Sorbonne, manifesta son admiration pour le degré d’avancement technique européen tout en insistant sur la fragilité de sa puissance due à son manque de spiritualité dont disposait le monde musulman.
En 1924 quand Mustapha Kemal abolit le califat, le monde musulman se retrouve orphelin d’une institution qui jusque là le représentait, même si son autorité avait souvent été purement symbolique.
La colonisation du monde musulman coïncida donc avec les offensives laïques en Turquie, en Afghanistan et en Iran, ces facteurs entraînèrent un raidissement du réformisme musulman.
Rashid Rida, disciple de Muhammad Abdou, illustre parfaitement ce raidissement, à travers son journal Al Manar il dénonce les pratiques et les courants contraires à l’islam et complice de la colonisation, son combat se situe sur un terrain civilisationnel.
L’islam est devenu pour les militants anti-occidental l’idéologie de combat, alors qu’en Europe la sécularisation a fait de la religion une affaire privée, l’islam réformiste s’est mis au contraire au centre de l’espace public.
L’histoire n’explique pas tout mais contribue à éclairer les enjeux d’aujourd’hui.
D’abord il y a eu la colonisation française du Maghreb puis celle du Levant, ainsi que les accords Sykes-Picot trahissant la promesse faite aux arabes d’un grand royaume arabe unifié, puis le partage du moyen orient avec la Grande Bretagne…
Tous les héros du roman national depuis Bonaparte ont été à l’œuvre dans la colonisation, comment s’étonner que les principes de liberté, égalité, fraternité qu’ils ont prônés soient vues différemment par les ex-colonisés?
L’islam confronté à plus d’un siècle de trahison des idéaux affichés, a réagi et s’est transformé en conséquence.
La république et la laïcité a été le promoteur d’une expansion coloniale dans un monde arabe déjà engagé sur la voie de la modernité et de la sécularisation.
Dès lors les principes qui ont justifié la colonisation vont être rejetés et l’islam réformiste va devenir l’idéologie dominante d’un combat anticolonial et le principal vecteur de la sécularisation.
Les élites musulmanes qui avaient vu en la franc maçonnerie un moyen de lutte contre l’impérialisme du fait de son universalisme vont rapidement déchanter et être gagnés par la désillusion, on pourrait caricaturer en disant « de frères des loges ils vont devenir frères musulmans. »
La conquête d’Égypte marque le début de l’ère de domination coloniale et impérialiste légitimée par des idéaux issus de la révolution de 1789.
Bonaparte commence par proclamer le déisme afin de laisser entendre aux égyptiens que les français seraient musulmans puisqu’ils ne croient pas en la trinité et qu’ainsi leur obéissance est légitime. Les savants musulmans répondirent à ses prétentions que par leurs refus de croire aux prophètes ils ne pouvaient pas être musulmans.
Alors la réaction de Bonaparte et de ses hommes envers les égyptiens refusant la soumission fut terrible et semblable à celle de l’armée révolutionnaire face aux révoltes royalistes vendéennes.
Malgré ses promesses envers les musulmans qui se soumettaient et aux oulémas, une fois installé en Égypte il confia les postes administratifs et les responsabilités aux coptes et syriens chrétiens.
Bonaparte se présenta en déiste aux musulmans persécuta ceux qui s’opposaient à son ordre parmi les musulmans tandis qu’il protégea et éleva socialement les chrétiens.
Dans toutes ses déclarations Bonaparte continua d’éloger l’islam dans le but de rallier les élites locales et en particulier les oulémas, justifiant du déisme français pour légitimer leur remplacement du joug ottoman.
Les oulémas égyptiens publièrent un manifeste dans lequel on lit « le peuple français est une nation d’infidèles obstinés et de scélérats sans frein.
Ils regardent le Coran, l’ancien testament et l’évangile comme des fables. »
Bonaparte fonda l’institut d’Égypte pour faire la promotion des idéaux démocratiques des lumières tout en appliquant un régime d’occupation militaire qui ne reculait devant aucune violence pour parvenir à ses fins et écrasait la population sous la répression et les impôts.
Charles X appliquera les mêmes méthodes en Algérie, après avoir garantie le respect du culte musulman et de ses mosquées, il n’hésitera pas piller les villages, fermer les mosquées et exécuter les résistants, tout en cherchant comme Bonaparte à gagner la sympathie des élites.
Bonaparte du subir plusieurs révoltes de la population excédée par le montant des taxes qui leur était imposé, alors que sous les mamelouks la shar’ia était appliquée et les impôts conforment à celle ci, Bonaparte lui instaura un nouveau code d’imposition qui appauvrit la population.
La répression fut terrible, 3000 insurgés périrent le 22/10/1798.
Le 23 Bonaparte écrivit au général Berthier « vous voudrez bien, donner l’ordre au commandant de la place de faire couper le cou à tous les prisonniers qui ont été pris armes à la main et jeter leurs cadavres sans tête dans la rivière. », 300 hommes furent tués en une matinée.
23 villages furent brûlés, les 900 habitants passés par les armes.
Les français arrivèrent avec des ânes chargés de sacs, qui furent ouverts en public et les têtes roulèrent devant la populace accourue en foule.
Bonaparte ordonna aux imams et aux oulémas de proclamer dans les mosquées que quiconque se ferait son ennemi n’aura de refuge ni dans ce monde ni dans l’autre.
Bonaparte allait jusqu’à affirmer qu’il disposait de pouvoirs occultes.
Le cheikh Gabarti dénoncera l’hypocrisie des français qui tout en feignant aimer l’islam en vue de gagner la sympathie des élites méprisent les populations conquises.
Cole dira « Bonaparte commet l’erreur typiquement occidentale de penser que l’islam est une doctrine, alors que pour ceux qui vivent au moyen orient, comme Gabarti c’est en premier lieu un mode de vie. »
Liberté, égalité, république française et colonies!
L’expédition d’Égypte était un projet de domination géopolitique basé non seulement sur une supériorité militaire mais aussi sur la revendication d’une supériorité culturelle.
L’esclavage était interdit en France et dans les colonies depuis 1794, Bonaparte fit acheter des esclaves en Égypte pour les besoins de son armée.
La destruction de la flotte française par Nelson le 01/08/1798, l’appel à la guerre sainte du sultan ottoman Selim III et le soulèvement égyptien eurent un impact énorme sur le moral des troupes, sans compter la peste.
L’alliance Ottoman-russe et anglaise contre les français en Égypte et la déclaration de guerre sainte à l’appel du sultan ottoman avait reçu un accueil favorable de la part d’Ibrahim Bey, réfugié en Syrie d’où il promis de reconquérir l’Égypte au nom de la Porte.
Les chefs religieux de la péninsule arabique considéraient l’Égypte, le plus peuplé des pays arabes et le siège des principales institutions de formation des oulémas, comme un pays stratégique.
L’historien yéménite Lutf Jahhaf a raconté l’histoire du djihâd contre les français en haute-Egypte.
A cause de Bonaparte, la kiswa, apportée d’Égypte chaque année sur la kaaba à la Mecque n’arrivait plus.
Ceci entraîna une mobilisation importante des musulmans en faveur des mamelouks, les oulémas d’Arabie et du Yémen appelèrent les volontaires à rejoindre les mamelouks, 2600 moudjahidin traversèrent la mer rouge.
Seul les coptes apportèrent leur aide aux français, Bonaparte du abandonner la haute Egypte.
Les oulémas qui s’étaient auparavant rangés du côté de Bonaparte déclarèrent « la réalité est que les français qui sont venus en Égypte étaient des matérialistes, des philosophes libertins, ils dirent vouloir nous libérer des mamelouks, mais quand ils furent là, ils ne se contentèrent pas de piller les richesses des mamelouks, ils ont razzié tout le monde et tué beaucoup de gens. »
Bonaparte abandonné par les musulmans, décida de s’appuyer sur les minorités religieuses, il engagea une politique de séduction envers les coptes et les juifs, auxquels il promit Jérusalem.
Pour gouverner l’Égypte, il avait besoin d’argent, il taxait lourdement la population, quand des villages ne payaient pas l’impôt il kidnappait leurs enfants et les enrôlaient dans l’armée française, quant aux femmes des vaincus elles étaient données à ceux qui s’étaient ralliés.
La fuite d’Égypte
Fin juillet 1798, la marine anglaise débarqua avec 15 000 hommes après avoir détruit la flotte française.
Bloqués en Égypte, les soldats français durent affronter les assauts des anglais et des turcs, l’armée de Bonaparte avait perdu 6000 hommes depuis le début de la campagne .
Bonaparte quitta secrètement l’Égypte le 22/08/1799 et confia la charge du pays à Kléber.
En 1800, Kléber fut assassiné par un égyptien, l’alliance des anglais et des turcs bouta les français hors d’Égypte en 1801.
Cette expédition fut l’expérience pionnière d’une forme d’impérialisme utilisant des institutions et une rhétorique libérales pour extorquer des richesses et gagner des avantages géopolitiques.
En Algerie le décret Cremieux, signé par Alphonse Cremieux, juif, franc-maçon, donna aux juifs le droit à la citoyenneté, mais les juifs payèrent leur passage du côté du colonisateur par un double « antisémitisme »: celui des colons qui les voyaient comme de nouveaux concurrents et celui des musulmans qui les voyaient comme des traitres.
Les musulmans ne bénéficièrent pas du décret cremieux et furent condamnés au statut d’indigènes, ce qui empêchait la France de leur accorder la citoyenneté était leur nombre, leur donner les mêmes droits reviendrait à renoncer au rapport de domination coloniale:
Il n’était pas envisageable de donner des droits à des « sujets » qui auraient pu les utiliser contre la république.
Les juifs passé du côté du colonisateur, l’islam devint la religion du colonisé et s’imposa comme l’élément moteur de la contestation de l’ordre colonial .
Jules Ferry, théoricien de la colonisation, la justifie au nom d’une mission de civilisation des pays inférieurs par les peuples supérieurs, « les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. Ces devoirs ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de races supérieures. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté de ces devoirs de civilisation. »
Ferry croyait en l’inégalité des races, mais croyait aussi en l’éducation des races inférieures pour les rapprocher du modèle des races supérieures.
Cette vision de la race divisa les républicains, pour Clemenceau cela était juste inacceptable, « races supérieures! Races inférieures! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devrait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le français est d’une race inférieure à l’allemand. »
Il dit aussi « n’essayons pas de revêtir la violence du masque hypocrite de la civilisation. »
Malgré cette position opposée à celle de Jules ferry, il changea radicalement d’attitude une fois arrivé au pouvoir.
Pour Ferry civiliser les musulmans c’est les éloigner de leur trop grand attachement à la religion.
La civilisation n’était pas pour lui seulement évalué à l’aune de la puissance économique et militaire mais aussi à celle d’une vision du monde héritée des Lumières où l’individu se détache des valeurs religieuses.
La place centrale occupée par la religion était pour lui signe d’arriération.
Ainsi le statut personnel des musulmans allait devenir le môle de résistance religieuse de toute une nation, l’islam la voie de contestation de la domination coloniale.
Le code de l’indigénat s’appliqua aux musulmans français mais non citoyens les privant de leurs droits et leurs institutions.
Après avoir colonisé l’Algérie, la Tunisie restait pour la France une des plus grandes préoccupations, Gambetta encouragea Ferry à agir militairement.
Fin mars 1881, l’affaire des Kroumirs, (population berbère arabisée vivant à cheval sur la frontière entre l’Algérie et la Tunisie, accusés de mettre en péril la sécurité de l’Algérie) servit de prétexte à une expédition française.
Présentée par Ferry comme une simple opération de maintien de l’ordre, elle aboutit à l’occupation militaire de la Tunisie et l’établissement du protectorat français en Tunisie.
Cette occupation se heurta à une forte résistance locale à Sfax, la ville subit d’intenses bombardements.
Ferry déclara pour justifier son action « l’expédition de Tunisie, c’est la France qui la faisait, c’est la France qui la voulait et qui l’a acclamée. Elle l’a acclamée, non pas comme une promesse de victoires militaires mais par un sentiment plus élevé, comprenant fort bien qu’il y avait là un grand intérêt national à sauvegarder, elle faisait un pas de plus vers l’accomplissement de la tâche glorieuse que des destinées lui ont confiée: le triomphe de la civilisation sur la barbarie, la seule forme de l’esprit de conquête que la morale moderne puisse admettre. »
La Tunisie devint un protectorat français, Ferry affirma que ce modèle était le véritable moyen de coloniser.
La loi de 1905 sépara l’église alors sous contrôle de l’état avec le système concordataire de Napoléon.
La loi de 1905 s’appliqua au culte juif et protestant également mais fut refusé aux musulmans d’Algérie, Combes déclara « ils ne sont pas encore assez civilisés pour avoir les mêmes droits que les autres français, ils sont trop attachés à leur religion et il faut les contrôler. »
L’exception algérienne fut le refus de la citoyenneté française aux algériens et la non application de la loi de 1905.
Ainsi la France opposa « musulman » à « français ».
La mission civilisatrice de la France a l’égard de l’islam légitima le régime d’exception.
La « dérogation » fut de mise jusqu’en 1962.
Plus tard en apprenant à jouer des contradictions coloniales, les associations devinrent l’instrument privilégié des musulmans d’Algérie qui voulaient se soustraire au contrôle direct des autorités coloniales.
L’exemple le plus célèbre est celui de l’association des oulémas musulmans algériens d’Ibn Badis.
Les oulémas réclamaient l’application de la loi de 1905 afin d’échapper au contrôle de l’état colonial et non par éloge pour la laïcité, cette réclamation de leur part n’était pas une assimilation aux valeurs républicaines mais une stratégie pour retourner contre le colonisateur ses propres principes et ne signifiait pas que le colonisateur ait fait siens ces mêmes principes.
L’impôt du sang!
Clemenceau déclara devant les sénateurs « les noirs nous allons leur apporter la civilisation. Il faut qu’ils paient pour cela. J’aime mieux faire tuer 10 noirs qu’un seul français, bien que je respecte infiniment ces braves noirs. »
Clemenceau décida d’accorder la citoyenneté à qui la voudrait en échange de l’impôt du sang sur le champ de bataille.
« Il nous fait 500 000 hommes de troupes indigènes. Je veux que nos colonies nous rendent aujourd’hui le plus possible de la force que ne leur avons donnée. »
A l’heure de la mondialisation créer un islam de France séparé de l’islam au niveau mondial est impossible.
Si en France la sécularisation a accompagné la laïcisation, tel n’est pas le cas des sociétés musulmanes ou la sécularisation ne va pas dans le sens d’une laïcisation, bien au contraire.
L’histoire des relations entre l’islam et idéaux républicains et laïcs français est celle d’un décalage historique.
Ce décalage a produit un effet de miroir inversé où la religion musulmane s’est transformé en idéologie de combat face aux idéaux assimilés à la domination coloniale.