Le nom « Occident » est aujourd’hui souvent employé. Mais que signifie-t-il exactement ?
Roger-Pol Droit a sur le sujet écrit un livret intéressant : L’Occident expliqué à tout le monde (éditions Seuil).
Il écrit qu’au départ « occident » est une direction dans l’espace (il s’agit de l’ouest), et une direction est forcément relative : il s’agit de l’ouest par rapport à quelque chose. En fait c’est l’ouest par rapport à ce qui se trouve à l’est de la Grèce antique. Ce qui était à l’est de la Grèce antique fut appelé par celle-ci : « Orient », le reste étant l’Occident (du moins le reste en Europe). Dans l’Antiquité, écrit Roger-Pol Droit, l’Occident était une partie de l’Europe de l’ouest, à l’exclusion de la Scandinavie et certains autres pays (pp. 15-16). Le nom « Occident » devint ainsi le nom désignant une région précise du monde (p. 15).
Mais, ensuite, « plus qu’une région, l’Occident est une forme de société, un ensemble de convictions et d’attitudes qui ont dessiné son histoire et soutenu son expansion« (p. 17). Ce ne sont plus l’Europe de l’ouest ni même l’Europe dans son ensemble qui représentent l’Occident, mais également les Etats-Unis d’Amérique, le Canada, l’Australie (p. 23).
L’« Occident » est aujourd’hui « une représentation, c’est-à-dire une idée qui sert à interpréter ce qui se passe. Personne ne rencontrera jamais l’Occident en chair et en os, comme on rencontre des gens dans les rues ou des éléphants dans les cirques. Mais on a tous, en entendant ce mot [« l’Occident »], quelque chose en tête » (p. 28).
Parlant de la mondialisation qui a actuellement cours (le fameux village global), Droit écrit : « cette mondialisation est aussi une occidentalisation » (p. 76). Parlant de certains pays fortement « occidentalisés », Roger-Pol Droit explique ce qualificatif ainsi : « c’est-à-dire teintés, colorés par la civilisation occidentale » (p. 76).
Qu’est-ce qui fait donc « le mode de vie occidentalisé » ?
— ce n’est pas seulement un certain niveau de richesse (p. 77) ;
— ce n’est pas seulement la présence d’un certain nombre d’objets techniques : ordinateur, automobile, télévision, téléphone (pp. 78-80) ;
— il s’agit essentiellement d’« un ensemble de valeurs, morales et civiles » (p. 80), d’un mode de vie « où se trouve valorisée une série de libertés individuelles qui paraissent essentielles à ce mode de vie » (p. 81) ;
— par ailleurs, il y a aussi une mode particulière : « On porte les mêmes jeans ou les mêmes lunettes à Tokyo et à Paris, à New Delhi et à New York » (p. 75).
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Les « ingrédients » qui « entrent dans la composition de l’Occident » « sont multiples » (p. 29). Et Roger-Pol Droit d’en citer plusieurs.
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Des sources anciennes :
Il semble que la civilisation actuelle de l’Occident possède, d’une part, les 3 sources anciennes suivantes :
– a) la Grèce antique ;
– b) l’empire Romain ;
– c) le Christianisme.
(Il y a actuellement débat quant à savoir quelle est la part de la source arabo-islamique dans la civilisation actuelle de l’Occident (voir par exemple Le soleil d’Allah brille sur l’Occident, Sigrid Hunke, ou encore Ce que la culture doit aux arabes d’Espagne, Juan Vernet), mais cela n’a pas été mentionné par Roger-Pol Droit.)
L’auteur, Droit, écrit : « Les Grecs ont en effet inventé la philosophie, l’exigence scientifique, l’enquête rationnelle, la démocratie et les débats populaires, le théâtre avec la tragédie et la comédie » (p. 30). Parlant d’Athènes précisément, il écrit que « le modèle fourni par la démocratie athénienne a joué un rôle crucial pour l’Europe moderne ». « Pour la première fois, ce sont les humains, et eux seuls, qui se donnent leurs propres lois. Au lieu de recevoir leurs lois du dehors, au lieu de se soumettre à une prétendue volonté divine, les citoyens de l’Athènes antique se donnent à eux-mêmes les règles de leur société » (pp. 30-31).
« Les Romains sont des ingénieurs, les premiers à établir de grandes infrastructures routières ou portuaires, à construire des aqueducs, des thermes, des ponts, des entrepôts… Dans la volonté romaine d’administrer le monde se discerne le pouvoir organisateur des ingénieurs et des urbanistes, qui laissera dans le style occidental des traces importantes et durables.
De la même manière, les Romains sont les premiers à inventer des règles juridiques valables pour la totalité de l’Empire, à réfléchir sur les transferts de pouvoir, ou encore sur la possibilité de vivre à la fois dans une identité culturelle locale et sous l’autorité de Rome. De ce point de vue, les penseurs romains élaborent notamment une intéressante théorie de la « double patrie ». Chaque citoyen peut avoir sa patrie de naissance, dont il parle la langue, suit les coutumes, partage les croyances, et avoir, en même temps, Rome comme seconde patrie, avec les lois communes à tous, les droits partagés par l’ensemble des citoyens. Cette situation évoque nettement celles des communautés contemporaines aux Etats-Unis, où le sentiment d’être américain peut être très vif tout en coexistant avec une identité ethnique ou culturelle spécifique » (pp. 33-34).
Même après l’effondrement de Rome sous les invasions barbares en 476, les Européens de l’ouest ont continué, à des occasions diverses, de se réclamer de Rome. Il y a eu ainsi le Saint Empire Romain Germanique. De même, les Etats-Unis d’Amérique ont aujourd’hui repris au moins un symbole de Rome : l’aigle.
Roger-Pol Droit écrit également : « L’empreinte du christianisme est évidemment décisive. Pour tout le Moyen-Age et pour une partie des Temps modernes, « Occident chrétien » est presque un pléonasme. Si Occident, alors chrétien ! » (p. 38). Toutefois : « Si l’empreinte du christianisme sur l’identité de l’Occident est forte et profonde, d’autres composantes entrent en contradiction ou en tension avec cet héritage chrétien » (p. 39). L’auteur évoque apparemment ici les composantes héritées des Grecs : depuis la Renaissance, la tension sera permanente, jusqu’à conduire à la Révolution française.
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A ce substrat ancien, sont venus se greffer (à partir du XVème siècle) les 3 éléments suivants (lesquels ne sont en fait qu’un prolongement de certains acquis de l’Antiquité) :
– 1) les idées humanistes développées lors de la Renaissance et des Lumières ;
– 2) les capacités techniques rendues possibles par les découvertes et les expérimentations scientifiques, le développement financier, et les révolutions industrielles ;
– 3) les possibilités d’expansion mondiale qu’ont offertes les voyages de découvertes puis les colonisations de pays, ceux-ci ayant, à leur tour, rendu possible de tirer profit des ressources naturelles de ces pays, de se développer plus encore, et, dans le même temps, de pouvoir imprimer sa marque sur le monde entier.
« Durant deux siècles, cette expansion sera fulgurante. Sur tous les fronts : économique, scientifique, technique, militaire, politique. Les quelques pays d’Europe et d’Amérique qui composaient alors l’Occident ont fini par constituer la puissance la plus offensive et la plus extraordinairement efficace que l’histoire ait connue » (p. 52).
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Quelques traits qui, ajoutés les uns aux autres, constituent la particularité de l’Occident :
– L’universalité, c’est-à-dire se penser porteur d’un message qui s’adresse à l’ensemble des humains (p. 89).
– Une perpétuelle remise en cause de ce qui est jusqu’alors établi (pp. 97-98). C’est ce qui fait que l’Occident remet en cause la tradition, ses propres traditions : il estime qu’il faut critiquer ses traditions, douter d’elles, les remettre en cause, pour pouvoir progresser.
– Un attrait pour la nouveauté (pp. 94-97). On le voit avec la mode vestimentaire, qui change à chaque saison. On le voit aussi avec les versions sans cesse plus performantes des outils informatiques. On le voit enfin avec la multiplication des gadgets qui accompagnent désormais la vie de l’individu contemporain.
– Une place extrêmement importante donnée à l’individu par rapport au groupe (pp. 85-86). Or reconnaître que chaque individu a des droits naturels ne dit rien du contenu des actes des individus : le droit de s’exprimer ne dit pas tout ce qu’on peut dire, etc. Or les traditions sont différentes sur le point des limites entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas (pp. 86-87). Et l’Occident fonde ce qui est permis et ce qui n’est pas permis sur la raison pure, la tradition étant très peu prise en considération…
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L’Occident possède une face lumineuse et une face sombre :
Roger-Pol Droit écrit que si l’Occident est porteur des valeurs respect de la personne, de droits de l’homme, de justice, de solidarité, de tolérance ; développe les sciences et les arts ; améliore le niveau de vie mondial ; a contribué à l’allongement de l’espérance de vie, etc. ; alors sur Terre ce devrait être ses louanges jour et nuit !
Or, ajoute-t-il, l’Occident est très haï dans certaines cultures et civilisations (cf. pp. 55, 56, 64, 67, 68, 72).
Pourquoi ?
Roger-Pol Droit dit que tout ce qu’on avait dit jusqu’à présent concerne la face lumineuse de l’Occident. Mais, poursuit-il, à côté de cela, l’Occident possède aussi une face sombre : il est tueur, massacreur, exploiteur. Il suffit de lire son histoire pour s’en rendre compte : l’Occident est la civilisation la plus meurtrière que l’humanité ait connue (p. 56, p. 63).
(On peut également lire à ce sujet La Haine de l’Occident, par le suisse Jean Ziegler : il y démontre pourquoi tant de peuples non occidentaux ont aujourd’hui une telle haine pour l’Occident ; il démontre les contentieux historiques ; puis il invite à dépasser cette haine pour pouvoir construire un monde plus serein et pacifié…)
Par ailleurs, écrit Droit, la Grande guerre (1914-1918) fut « un immense carnage », qui a eu lieu entre « les grandes nations d’Europe de l’Ouest » elles-mêmes, et qui a eu lieu malgré « le développement des sciences, les progrès de l’éducation, la multiplication des universités, toutes [c]es fiertés de l’Occident » (p. 64).
Ensuite cette Grande Guerre a « suscité l’essor de deux nouvelles monstruosités meurtrières, très différentes dans leurs intentions, mais qui sont vites devenues des machines à exterminer. Ce sont d’un côté le nazisme, de l’autre côté le communisme« (p. 65) : « des deux côtés, le résultat a été finalement le massacre de millions et de millions de victimes innocentes » (pp. 65-66). « Dans les deux cas, ces régimes meurtriers sont des enfants de l’Occident. Des enfants monstrueux, sans doute, mais des descendants directs de la civilisation de l’Occident » (p. 66).
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Roger-Pol Droit pose ensuite la question : Comment ces deux faces – la lumineuse et la sombre – peuvent-elles coexister au sein d’une même entité ?
Il expose 3 schémas d’explications possibles :
– Le 1er schéma d’explication est que l’Occident serait hypocrite : son réel objectif serait la domination et l’exploitation des autres, le reste n’étant que masque et façade (pp. 71-72).
– Le 2nd schéma d’explication possible est qu’il existe, en Occident, « des courants porteurs de justice, de solidarité, de tolérance, et d’autres porteurs de mort et de haine. Le combat à mener consiste à tenter de renforcer les premiers et d’affaiblir les seconds » (p. 72).
– Le 3ème schéma d’explication possible est assez déconcertant, mais c’est en même temps « le plus intéressant » sur le plan philosophique : c’est que la face sombre de l’Occident est, paradoxalement, engendrée par sa face lumineuse même.
Le fait est qu’il existe une « caractéristique majeure de l’Occident : la prétention de détenir une vérité valable pour toute l’humanité, qui créera le bonheur général si l’on parvient à l’appliquer totalement, à la concrétiser entièrement dans la réalité » (p. 67).
Or « ce serait en quelque sorte [c]e bien qui crée le mal, à cause d’ [A] une erreur de conception dans la manière d’élaborer ce bien« (pp. 72-73), cette « vérité » que l’Occident veut exporter partout dans le monde. Ainsi qu’à cause d’ [B] une erreur dans la façon de mener ses efforts pour exporter cette « vérité » : l’Occident les impose par la force et la brutalité (p. 67).
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Ce 3ème schéma présente donc les causes suivantes à l’existence, en l’Occident, d’une face sombre à côté d’une face lumineuse :
—– [A] Il y a une erreur dans l’élaboration du modèle que l’Occident veut exporter partout : c’est un modèle rigide, qui comporte certains éléments qui sont des réponses apportées :
——— a) à des problématiques spécifiques à la culture européenne occidentale (par exemple le fait que les corps peuvent s’exposer librement, qui est une réaction au fait que le corps était marqué négativement lorsque le Catholicisme dominait),
——— b) par la raison pure, révoltée contre la tradition.
En d’autres termes : la « vérité », le « bien » que l’Occident veut exporter dans le monde portent la marque de spécificités qu’il a connues, et pourtant il impose leur application partout comme vérité universelle.
Comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui, à côté de concepts réellement universels, comporte certaines choses spécifiques à l’Occident, que les autres civilisations et cultures ne veulent pas adopter (p. 84).
Un autre exemple possible (mais que Roger-Pol Droit n’a pas évoqué) est le modèle d’émancipation de la femme : la majeure partie de l’Occident n’arrivent pas à comprendre que d’autres modèles d’émancipation aussi peuvent exister dans d’autres cultures, notamment la culture islamique. Pour eux, le seul modèle viable est celui où la femme est non-voilée et où le mari n’a aucune autorité spécifique.
—– [B] L’Occident devient conquérant pour que ce soit ce qu’il pense être « La Vérité » qui règne (l’Islam aussi a fait ainsi dans le passé). Cependant, quand il conquiert, l’Occident est sans pitié avec l’Autre : « l’Occident a une sorte de génie particulier pour les tueries, qui se manifeste tout au long de l’histoire » (p. 62). Témoin ce qu’il a fait avec les civilisations amérindiennes (p. 57).
—– [C] Une autre cause (mais celle-là, Roger-Pol Droit ne l’a pas évoquée, c’est moi, Anas, qui la propose) est que même ayant été conquis, et même s’il se soumet à l’Occident, l’Autre reste le plus souvent « un être de seconde zone » : cela trouve particulièrement son expression hors sol occidental.
Qu’on se souvienne seulement des musulmans Algériens se demandant pourquoi le décret Crémieux ne s’appliquait pas à eux, et pourquoi eux ne pouvaient pas être citoyens français.
L’Occident a réellement des valeurs universelles qui sont humaines et lumineuses (humanisme, droits de l’homme, égalité de tous les hommes, impartialité des tribunaux, etc.), mais dans le concret, il y a un nombre important d’Occidentaux qui, quand ils traitent avec l’Autre, ne respectent plus ces principes, ceux-là même pour lesquels ils sont les premiers à militer dans leur pays.
François Burgat avait interrogé Leith Chubeilat, député « islamiste » au parlement de Jordanie, qui a bénéficié de voix de musulmans mais aussi de nombreux chrétiens arabes jordaniens. Burgat lui a demandé la raison qui fait que lui, un « islamiste », a bénéficié de voix de chrétiens. Chubeilat lui a répondu ceci :
« Parce que j’ai su faire ce que l’Occident échoue si complètement à faire aujourd’hui : appliquer mes valeurs, c’est-à-dire celles de l’islam, indistinctement aux miens et aux autres.
Pourquoi l’Occident est-il en train d’échouer ? Il a pourtant des valeurs, de fort grandes valeurs. Mais le problème c’est que lorsqu’il les applique, il (…) se les réserve tout entières. L’Occident serait-il humain que nous serions tous devenus… Occidentaux ! Avec l’offensive culturelle formidable que nous avons subie, nous n’aurions pas dû pouvoir résister… nous devrions être tous épris d’Occident. Mais il est difficile de s’éprendre de quelqu’un qui ne se comporte pas en être humain. Comment le courant pourrait-il passer entre nous ?« (L’islamisme en face, pp. 136-137).
On en a vu récemment encore une illustration avec l’affaire Abu Ghrib en Irak, où des gradés de l’armée américaine humiliaient de la façon la plus abjecte des prisonniers.
La même chose peut être dite à propos de Guantanamo : hors sol des Etats-Unis, que ne font pas certains ?
« In God we trust« , disent-ils. Pourtant, God nous voit partout ; et ce qu’Il a décrété « bien » n’est pas « bien » uniquement sur un sol précis !
Wallâhu A’lam (Dieu sait mieux).