Une grave déformation de la laïcité
Une grande majorité de français se dit « attachée à la laïcité ».
Pourtant un professeur de Sciences Po, Jean Picq affirme qu’au vu de « la confusion qui s’est installée dans les esprits », le risque existe que « plus personne ne sache très bien en quoi elle consiste. »
De son côté, la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Christine Lazerges, se montre perplexe: « Quand la laïcité est plébiscitée, il faut se demander de quelle laïcité il est question. »
De fait, un malaise se développe.
Lors du centenaire de la loi de 1905 séparant les Églises et l’État, on célébra une « loi de liberté », reprenant l’expression de son principal auteur, Aristide Briand.
Personne n’imaginait que, cinq ans plus tard, Marine Le Pen mettrait en avant « la défense de la laïcité ».
Beaucoup de Français ressentent un désarroi devant ce qui leur semble constituer une « captation de la laïcité » au profit d’arguments « xénophobies. »
Les visions de la laïcité étant divergentes et s’affrontant, l’auteur nous expose les mutations de la laïcité depuis la fin du XIXe siècle.
Dès 1905 apparaissent plusieurs approches de la laïcité toujours présentes aujourd’hui et encore plus marquées depuis l’affaire du foulard à Creil.
Premier type de laïcité: la laïcité antireligieuse
Maurice Allard, représentant idéal-typique de la laïcité antireligieuse en 1905
Le point de vue de la laïcité antireligieuse est exprimé au Parlement, en 1905, par le député socialiste Maurice Allard (m.1942).
Celui-ci défend un conception de la séparation des Églises et de l’État qui, déclare-t-il, doit tendre à diminuer « la malfaisance de l’Église et des religions ».
Il affirme indispensable de « poursuivre l’idée de la Convention et d’achever l’œuvre de la déchristianisation de la France. »
Pour lui, la laïcité implique de combattre les religions, « obstacle permanent au progrès et à la civilisation ».
Il explique, dans les termes dominants de l’époque, qu’ « il fallut la Révolution française pour redonner au cerveau de notre race sa véritable puissance de normale évolution et de possibilité de progrès. Sous l’influence du judéo-christianisme, toute lumière avait disparu; il n’y avait plus que ténèbres. »
Maurice Allard exprimait régulièrement cette opinion: « Fille du judaïsme, la religion chrétienne est un fléau dont les ravages sur l’esprit humain ne pourraient être comparés qu’à ceux de l’alcoolisme. »
En conséquence l’État doit combattre les deux.
Selon lui, la liberté de conscience n’inclut pas la liberté de religion, car la religion est par essence « l’oppression des consciences. »
La séparation doit donc induire l’émancipation à l’égard de la religion et non l’égalité des droits sans tenir compte des croyances.
L’État ne saurait être neutre.
La perspective de Maurice Allard est typique d’une laïcité qui réclame l’intervention de l’État pour soutenir l’athéisme et supprimer la religion.
Par la laïcité, la puissance publique doit imposer une sécularisation complète des individus.
Cette position se revendique d’un certain héritage de la Révolution française.
Il ne s’agit pas du combat contre les religions en lui-même, mais de l’affirmation que ce combat est au cœur de la laïcité.
Laïcité et antireligion constituent une unique cause dont la profession de foi est proclamée par Etber en ces termes « Je hais la religion parce qu’elle est la codification de l’Absolu. Je hais la religion parce qu’elle endort les aspirations de la partie la plus vivante de l’Humanité vers plus de Justice, plus de Bonheur, plus de Beauté. »
Quand la contre-proposition de séparation de Maurice Allard fut largement repoussée par les députés (494 voix contre 68), il menaça « Nous nous servirons de l’action directe et prendrons d’assaut vos églises. »
Si rien ne correspond à cette laïcité antireligieuse sans le dispositif juridique français, cette perspective n’a pas pour autant disparu, elle s’est adaptée à la législation et ne s’exprime plus publiquement de façon aussi claire.
Si exclure la liberté de religion de la liberté de conscience ne peut plus être explicitement souhaité, affirmer que la laïcité se conquiert par la mise en cause du religieux, par l’émancipation à son égard, constitue un propos récurrent.
Certains comportements cautionnent une vision antireligieuse de la laïcité.
En 1901, la communion solennelle de la fille de Jean Jaurès est considérée par certains socialistes comme portant atteinte à la laïcité /
Cent ans plus tard, le baptême de la fille de Régis Debray suscite un émoi analogue.
Comme pour Jean Jaurès, la défense déclare que c’est la mère qui est responsable de la cérémonie!
De l’ancien président du Conseil de la IVe République, Guy Millet, a l’ancien ministre de la Ve, Michel Charasse, des hommes politiques refusent de franchir la porte d’une église lors d’enterrements, « par souci de laïcité. »
Lors de conférences, il n’est pas rare qu’un auditeur déclare « je suis un vrai laïque, je n’ai pas été baptisé ».
Ces manières d’être présupposent que religion et laïcité sont antinomiques.
Moins on est religieux, plus on est laïque et pour être vraiment laïque, il faut être totalement irréligieux.
En fait, dès que laïcité et religion sont mises sur le même plan, la laïcité tend à devenir une croyance parareligieuse, concurrente des religions.
Au XIXe siècle, des laïques comme Pierre Larousse dans son « grand dictionnaire », en combattant la religion, attaquaient surtout le catholicisme.
Ils se montraient moins défavorables à l’islam, religion qui leur apparaissait plus compatible avec la laïcité; mettant en contraste le régime plus tolérant de l’empire ottoman avec l’inquisition de l’Égluse latine.
La situation est aujourd’hui inverse.
La laïcité nécessite de combattre spécifiquement l’islam.
La particularité de cette laïcité est ses aspects de religion civile, un code moral ou une espèce de profession de foi civile, pour reprendre la formulation de Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre à Voltaire.
Dans le contrat social, Jean-Jacques Rousseau relie la religion civile à des « dogmes » obligatoires et en fait un substitut au dispositif religieux.
Ainsi chaque fois que l’on invoque un principe « républicain » en le transformant en une « valeur » à laquelle il convient d’adhérer on adopte une perspective de religion civile.
Deuxième type de laïcité: la laïcité gallicane
La laïcité gallicane est, comme la laïcité antireligieuse, une laïcité qui tend vers la religion civile.
Forte en 1905 et par la suite, elle constitue aujourd’hui le maillon essentiel qui permet le glissement de la laïcité de gauche à droite.
Émile Combes, exemple type d’une laïcité gallicane
Au début du XXe siècle, son représentant le plus illustre est le radical Émile Combes (m.1921).
Président du Conseil du gouvernement du « Bloc des gauches » entre mai 1902 et janvier 1905, il est l’auteur d’un projet de loi de séparation, qualifié par Georges Clemenceau de nouvelle « Constitution civile du clergé », visant à inféoder l’Église à l’État.
Le projet établit de fait une quasi-séparation du catholicisme français et du pape en accentuant la tutelle de l’État sur les religions.
La liberté de conscience est fort limitée pour les membres des organisations religieuses, qui ne peuvent s’organiser sur un plan national et sont soumises à une étroite surveillance.
Le droit d’association des croyants n’est pas traité à égalité avec celui des autres citoyens.
Les édifices religieux, propriétés publiques, seront loués pendant dix ans aux associations affectées à l’exercice du culte, ensuite ils pourront «être concédés à un autre culte ou affectés à un service public ».
Cette épée de Damoclès permet à la puissance publique de ne pas être neutre, de favoriser les formes religieuses qu’elle considère comme « éclairées », de lutter contre celles qu’elle trouve obscurantistes.
Le gallicanisme, une politique religieuse séculaire
Le gallicanisme est issu de la politique religieuses des rois de France.
On peut le définir par trois éléments :
⁃ le droit de l’état d’intervenir dans les affaires religieuses
⁃ ce droit s’accompagne d’un devoir de protection envers la religion d’État, le catholicisme
⁃ conséquence des liens étroits entre l’État et cette religion, l’autonomie du catholicisme français par rapport à Rome
Après la Révolution, Napoléon Bonaparte refuse de rétablir le catholicisme comme religion d’État, il devient « la religion de la grande majorité des Français ».
Napoléon élargit le champ de la légitimité religieuse à quatre « cultes reconnus » (catholicisme, protestantisme luthérien et réformé, judaïsme€.
Ainsi modernisés, les fondamentaux du gallicanisme subsistent avec les Articles organiques, durant le XIXe siècle: droit d’intervention, de surveillance de l’État; protection des cultes reconnus.
Quand les républicains ont été les maîtres de la République, ils ont adopté une politique gallicane, se servant du régime concordataire comme d’une arme pour contrôler l’Église catholique.
Dans le climat d’extension des libertés publiques, séparer les Églises de l’État signifiait une perte de pouvoir sur la religion.
En janvier 1903, Émile Combes prône le maintien du Concordat.
Il combat les congrégations qui sont perçues comme une « menace ».
Émile Combes quitte la présidence du conseil en janvier 1905 et la proposition de la Commission parlementaire, dirigée par Ferdinand Buisson et Aristode Briand, supplante son projet de loi.
Bien qu’il ne participe pas aux débats de la Chambre des députés, on trouve une perspective combiste dans des propositions rejetées.
Le député radical-socialiste Charles Chabert, propose un amendement visant à interdire le port de la soutane dans l’espace public.
Cette interdiction figure dans le projet de loi de Combes.
Elle est repoussée par 391 voix contre 184.
Charles Chabert qualifie son port d’ « acte permanent de prosélytisme » qui rend les prêtres « prisonniers » et crée une « barrière infranchissable entre eux et la société laïque ».
Il faut « ôter sa robe » au prêtre pour « libérer son cerveau »: « en l’habillant comme tout le monde », transformons « cet adversaire du progrès en partisan de nos idées…De cet esclave, faisons un homme. »
Le changement de tenue devient une sorte de transsubstantiation de l’être humain, qui passe ainsi d’un camp à un autre, dans la représentation d’une société composée de deux camps irréconciliables.
Être citoyen implique « l’adhésion à une profession de foi incompatible avec certaines doctrines ».
Et comme on ne peut sonder les reins et les cœurs, c’est la visibilisation par la tenue de ces doctrines supposées qui est pourchassée.
L’habit devient le symbole de l’allégeance.
Le but consiste à établir un « espace public homogène » où chacun porte l’habit de tout le monde, suscitant une complicité entre citoyens, combattants du progrès, qui par leur ressemblance, doivent se sentir « solidaires les uns des autres. »
Aristide Briand répond qu’une loi de liberté ne peut pas interdire de porter un vêtement.
Largement battue dans les débats de 1905, la laïcité gallicane ne renonce pas.
Les laïques gallicans s’opposent au suffrage des femmes considérées comme trop influencées par le clergé pour être citoyennes.
Elles doivent d’abord être «éduquées » mais ne le sont jamais assez pour acquérir le droit de vote.
L’écart d’un siècle entre le droit de vote des hommes et l’instauration du suffrage universel en France, est le plus important de tous les pays démocratiques.
Le renouveau de la laïcité gallicane: le manifeste de 1989…
La première « affaire » de foulards eu lieu à la rentrée scolaire 1989.
Il peut paraître étonnant de considérer ce texte comme le début d’un renouveau de la laïcité gallicane.
En effet, la critique de l’attitude incohérente de Lionel Jospin, qui affirme que le port du foulard à l’école publique est contraire à la laïcité, lui donne un parfum contestataire; contestation inversée par rapport à Mai 68, puisque face au port du foulard islamique par trois collégiennes de Creil, les auteurs affirment: « il est permis d’interdire », opérant une distinction entre « discipline et discrimination. »
Pourtant de éléments importants de la laïcité gallicane se trouvent repris.
D’abord, la focalisation sur le vêtement qui redevient un marqueur de servitude ou de liberté.
Comme pour Jean Bepmale, une tenue est considérée comme constituant, en soi, une manifestation de prosélytisme, un vêtement plus politique que religieux, symbole de soumission dont il faut libérer les personnes qui le portent.
Ensuite, comme il s’agit d’un vêtement féminin, le thème de la « femme soumise » se trouve, de fait, repris.
Certes, les partisans de l’interdiction du foulard, à l’encontre de leurs prédécesseurs, se réclament de l’égalité homme-femme.
Cette référence constitue même un tournant car jamais laïcité et féminisme ne s’étaient trouvés liés.
Cependant, il s’agit d’un féminisme de l’émancipation par l’École et la République.
Là, on retrouve la laïcité gallicane: il faut éduquer les femmes pour les affranchir de l’emprise cléricale.
Dans son discours pour la liberté, Georges Clemenceau déclare aux laïques gallicans: « Vous rêvez de l’État idéal! Mais votre abstraction d’État est un État-pape: nous sommes des hommes d’esprit latin. La poursuite de l’unité par le dieu, par le roi, par l’État nous hante: nous n’acceptons pas la diversité dans la liberté. Nous n’échappons à l’Église que pour tomber dans les bras de l’État. »
La laïcité gallicane a depuis 2004 avec l’adoption de la loi interdisant le port de signes religieux dits « ostensibles » à l’école publique, cédé le pas à la laïcité identitaire.
Considérant la religion comme potentiellement dangereuse, la laïcité gallicane veut limiter la liberté de conscience.
Le principe de laïcité comme principe émancipateur, peut être supérieur à celui de la liberté de conscience.
Dans les textes des laïques gallicans, la réponse est récurrente: les intégristes, les fondamentalistes, termes non définis qui peuvent établir un continuum entre l’ère de famille portant un foulard et un terroriste.
Troisième type de laïcité: la laïcité inclusive
La laïcité inclusive
Aristide Briand réclamait une laïcité de sang-froid: « Sachez résister aux surenchères, ne craignez pas d’être taxés de modérés. ». Il ajoutait qu’il avait été traité de « clérical », mais n’en avait cure.
Préconisant une neutralité de « respect », c’est une laïcité inclusive qui tente d’être acceptable pour le plus grand nombre de citoyens dans la diversité de leurs affiliations.