Le procès de connivence et le procès de rupture

Dans un ouvrage intitulé De la stratégie judiciaire, l’avocat Jacques Vergès opposait deux stratégies judiciaires en matière de défense politique : le procès de connivence et le procès de rupture. Le procès de connivence avait pour but de sauver la tête de l’accusé alors que le procès de rupture se donnait pour objectif de faire triompher sa cause.

Cette défense de connivence se retrouve dans de nombreuses expressions publiques qu’il serait difficile de toutes énumérer. De l’appellation de nombreuses associations comprenant presque systématiquement un « F » pour français ou « de France » – UOIF devenue Musulmans de France, etc. –, en passant par la dénomination de la communauté comme « musulmans de France ».

Cette volonté de répondre à ceux qui excluent la communauté musulmane de la nation explique également les nombreux signes de patriotisme français mis en avant par les musulmans lors des manifestations contre l’islamophobie. Du drapeau tricolore au chant de La Marseillaise en passant par la carte d’identité ou la carte d’électeur, les signes de « francité » sont brandis comme autant de réponses à l’accusation d’extériorité. La campagne du CCIF « Nous sommes la nation » fut un exemple paradigmatique de cette défense de connivence consistant à prouver la francité de la communauté musulmane vivant dans l’Hexagone.

Pareillement, lorsque les musulmanes et les musulmans prennent la parole dans les débats publics, ils répondent presque systématiquement à l’injonction de rappeler leur attachement à la République, à la laïcité ou à l’égalité des sexes qu’ils définissent toujours comme en accord avec l’islam tel qu’eux le comprennent. L’invocation de références communes doit permettre ici d’établir la connivence nécessaire pour espérer obtenir la clémence, ou la pitié, des accusateurs. Certains ont même poussé cet argumentaire en expliquant que les lois de la République étaient leur shari’a ce qui donnent un aspect sacré à ces lois et à leur respect.

Tous ces discours s’inscrivent dans la stratégie implicite d’une défense de connivence s’efforçant de prouver l’innocence des accusations portées contre la communauté musulmane en cherchant à établir une connivence avec ceux qui portent l’accusation. La volonté d’établir cette connivence, en invoquant des références communes notamment, marque également le besoin d’une « communauté paria » de se voir accorder une place, même subalterne, dans une société structurée par le racisme.

Mais, évidemment, cette défense de connivence est vouée à un éternel échec car les accusateurs ne souhaitent nullement établir la moindre connivence avec ceux qu’ils désignent comme leurs ennemis. Ces accusateurs considéreront toujours que les professions de foi patriotiques, républicaines ou laïques des musulmans sont des ruses sournoises camouflant des buts inavouables. Ils considéreront, par exemple, que les appels au libre choix vestimentaire des femmes ne sont que des faux-nez servant à légitimer le port du hijab.

Ainsi, la défense de connivence ne peut conduire qu’à une succession d’échecs car les accusateurs n’ont nullement l’intention d’établir la moindre connivence avec les musulmanes ou les musulmans.

Face à cet échec programmé de la défense de connivence, revenons à l’alternative que nous proposait déjà Jacques Vergès durant la Révolution algérienne, c’est-à-dire à la défense de rupture.

Dans cette perspective, il ne s’agit plus de prouver l’innocence des musulmans face aux accusations qui sont portées contre eux mais de dénier aux juges du tribunal médiatico-politique toute légitimité pour juger les musulmans. Ainsi, les musulmans devraient se faire accusateurs car les juges du tribunal médiatico-politique ne possèdent aucune légitimité ni aucune compétence pour juger la communauté musulmane.

En quoi des médias propriétés de quelques grandes fortunes acquises notamment grâce à la colonisation, comme le groupe Bolloré qui est présent en Afrique depuis 1927 ou le groupe Bouygues présent en Afrique depuis 1960, sont-ils légitimes pour juger la communauté musulmane dont l’immense majorité des membres sont des descendants de colonisés ?

En quoi des membres d’organisations politiques ayant participé à la colonisation sont-ils légitimes pour juger la communauté musulmane ? En quoi des femmes et des hommes politiques se réclamant d’hommes impliqués dans des crimes coloniaux de masse sont-ils légitimes pour mettre en accusation la communauté musulmane ? En quoi la référence à une République, qui a colonisé durant plus de quatre-vingt dix ans, est-elle légitime pour mettre en accusation les musulmans ? En quoi les descendants de ceux qui ont jeté des dizaines d’Algériens dans la Seine le 17 octobre 1961 sont-ils légitimes pour juger les descendants de ceux qui ont survécu à ce massacre ?

Comme le chante justement Kerry James :
« La République n’est innocente que dans vos songes,

Et vous n’avez les mains blanches que dans vos mensonges »

Cette rupture totale est une nécessité car la lutte contre l’islamophobie est une question d’égalité et l’égalité n’est nullement négociable. Elle est ou elle n’est pas. Pour que l’égalité soit, il ne saurait y avoir de discussion ou de négociation avec les islamophobes. Ceux-ci doivent uniquement être rejetés et combattus avec la plus grande fermeté et sans la moindre concession car faire une concession aux islamophobes, c’est renoncer à l’égalité ; et renoncer à l’égalité, c’est accepter que les musulmans soient traités comme des sous-hommes, des untermenschen. Évidemment, cette perspective est totalement inacceptable.

Néanmoins pour que les musulmans ne soient plus considérés comme des sous-hommes, il est nécessaire de s’inscrire dans le cadre d’une lutte décoloniale car seul l’engagement des musulmanes et des musulmans dans la bataille contre le racisme d’État pourra leur permettre de reconquérir l’humanité qui leur est déniée par l’ethnocratie. Dans le cadre de cette lutte décoloniale, lorsque ceux qui pointent du doigt la communauté musulmane voudront que les musulmans reconnaissent « à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches », ceux-ci se moqueront « de ces mêmes valeurs » et les vomiront « à pleine gorge » (5). La rupture entre l’islamophobie d’État et les musulmans sera alors consommée et nous rentrerons alors pleinement dans une véritable phase décoloniale seule capable de mettre un terme à la suprématie blanche dont l’islamophobie n’est qu’un aspect.

Y.Girard