Que pensez du soufisme ?

Le soufisme souvent décrié, fut tout d’abord un courant réformateur, né dans un contexte particulier, contexte dans lequel les savants donnaient aux sciences de la jurisprudence et autres une telle importance, que certains savants en réaction à ce phénomène s’orientèrent vers la spiritualité et l’ascétisme, ils répondirent à cette insistance sur l’aspect extérieur de l’islam par une instistance sur l’aspect intérieur de l’islam .

Ibn khaldoun qu’Allah lui fasse miséricorde, dit en évoquant la discipline du Tasawwuf dans sa Muqaddimah :

« Cette discipline fait partie des disciplines islamiques formalisées récemment (Hâdithah) dans la religion.

Son origine remonte aux pieux prédécesseurs de la communauté (Salaf Al-Ummah) et ses maîtres parmi les Compagnons et ceux qui les suivirent sur la voie de la vérité et de la guidance.

Son fondement consiste à se consacrer à l’adoration d’Allah, se diriger entièrement vers Lui en s’écartant du reste – notamment des ornements de la vie ici-bas -, l’ascétisme et le désintérêt vis-à-vis des biens qui attirent les humains en matière de jouissance, fortune et honneur. Il réside aussi dans le délaissement des gens, pour se diriger vers Allah et se livrer à la retraite solitaire pour l’adoration ; cela était commun à l’époque des Compagnons et des prédécesseurs de la communauté.

Mais lorsque l’attachement à la vie terrestre devint monnaie courante à partir du IIème siècle (après le Messager), et que les gens prirent goût à ses ornements, le titre « Soufi » fut attribué à ceux qui, au contraire, se dépensaient dans l’adoration d’Allah. »

L’imam Abd Al Karim Qushayri écrit au sujet de l’origine du soufisme « Sachez qu’Allah vous fasse miséricorde! Qu’après le Messager d’Allah ﷺ, les meilleurs parmi les musulmans de leur époque n’ont pris d’autre nom que celui de « compagnons » du Messager ﷺ, car il n’y avait pas d’appellation plus digne.

Lorsque leur succédèrent les gens de la deuxième génération, on appela « suivants » ceux qui avaient fréquenté les Compagnons. Cette appellation fut considérée comme la plus élevée de leur temps.

Ensuite, on appela ceux qui vinrent après « les suivants des suivants. »

Après, les hommes se sont distingués les uns des autres, et les degrés se sont différenciés.

On appela l’élite des hommes, parmi ceux qui faisaient des efforts immenses dans le domaine de la pratique religieuse: « les ascètes et les adorateurs. »

Ensuite, apparurent des innovations et advinrent des querelles entre les différents groupes, chaque groupe revendiquant des « ascètes » dans ses rangs.

L’élite des gens de la sunna, préservant ses souffles avec Allah, gardant les cœurs de ses membres des méandres de la négligence, se trouva distinguée par l’appellation de Taçawwuf. »

(Épître sur la science du soufisme d’Abd Al Karim Qushayri)

Quand les déviances de certains adeptes du soufisme apparurent, l’imam du soufisme , Abu Al Qasim Al Junayd déclara « notre chemin est tracé par le Coran et la sunna, quiconque ne connaît pas par cœur le Coran, n’écrit pas la sunna et n’apprends pas, n’est pas crédible. »

Ibn Khaldoun dans la muqadima écrit « les soufis étaient au début des sunnites qui avaient créé le soufisme comme une doctrine salvatrice car les gens avaient commencé à se détacher de la religion, ce fut leurs successeurs qui par la suite dévièrent sous l’influence des fatimides. »

Ainsi ce courant de réforme, conforme à sa réalité historique et au besoin de l’époque entraîna des déviations chez certains adeptes.

Phénomène classique et commun à tout modèle de pensée, René Guenon dans la crise du monde moderne, explique qu’une doctrine commence par le haut, par le meilleur, pour descendre et se pervertir, selon lui « Quand presque plus personne ne comprend les doctrines sacrées elles dégénèrent en « paganisme » , elles perdent leur sens profond et ne sont plus que des superstitions. »

Afin de purifier l’islam de l’excès de certains soufis et redonner au soufisme sa place mérité, nombreux imams écrivirent à ce sujet, parmi les premiers à le faire, l’imam Abd Al Karim Qushayri avec son épître « ar Rissala Al qushayriyya fi ilm Al tacawwuf ».

Rédigé à une époque où les soufis étaient souvent décriés à cause de pratiques innovées de certains d’entre eux, il s’attela à redonner au soufisme sa place, pour que ce que certains voulaient ériger en courant, reste une science touchant à la spiritualité et non une secte dépassant les limites du Coran et de la sunnah.

Al Ghazali apporta sa pierre à l’édifice en mettant en garde contre les soufis oublieux et ignorants de leurs obligations qui se prétendent être le peuple d’Allah et ceux dominés par la vanité.

Il a pour mérite d’avoir fait du soufisme une science morale pratique utilisant l’éthique pour soigner les maladies du cœur, il a forcé les soufis à respecter les limites de la shar’ia au point qu’on peut remarquer son influence sur la pratique du soufisme avant et après lui .

Al Qushayri attribue le mérite à Ghazali d’avoir étroitement imbriqué le soufisme au Coran et à la sunna pour en faire une seule matière et ses écrits lui ont survécu, non parce qu’ils reflètent son seul esprit mais parce qu’ils sont la conséquence d’un désir sincère de parvenir à une vie spirituelle sereine.

Ibn Taymiyya traita également de la question du soufisme, il dit à ce propos

« Celui qui chemine sur le chemin d’al-Junayd parmi les gens du taçawwuf (soufisme) et de la connaissance [ahl at-taçawwuf wa al-marifah], sera guidé, sauvé, et heureux (…) » ( recueil de fatwa d’ibn Taymiyya t.14, p.355)

« Les grands Cheikhs Soufis sont bien connus et acceptés « agréés », tels que : ABuyazîd Al-Bistâmi, Cheikh Abdoul Qâdir Jilâni, Junayd ibn Muhammad, Hasan Foudayl Al-Basri, Al-ibn Al-Ayyad, Ibrahim IBnu Al-Adham, Abi Souleyman ad-Daarani, Ma’rouf Al-Karkhi, Siri as-Saqati, Cheikh Hammad, Cheikh Abul Bayan.

« Ces grands Soufis étaient les leaders de l’humanité (les pieux vertueux) et ils appelaient à ce qui était juste et interdisait ce qui était mauvais. »

( recueil de fatwa d’Ibn Taymiyya volume 10)

Dans L’épître des soufi, le shaykh al-islām Ibn taymiyah s’efforce de montrer que le terme tasawouf, loin d’être une appellation sans réalité, désigne une science islamique à part entière, au même titre que le fiqh. Le soufisme implique, selon lui, « la connaissance maʿārif), les états spirituels (aḥwāl), les bonnes mœurs (aḫlāq), les règles de bienséance (ādāb), etc. » Le soufisme, ou la science des états spirituels a pour finalité de conduire, progressivement, le « cheminant » au degré de la proximité divine.

(Le soufisme et les soufis selon ibn Taymiyya Q.Assef)

Georges Makdisi écrit « il est intéressant de noter qu’Al Ghazali et Ibn Taymiyya ont, tous les deux, critiqué les excès du soufisme, ils se sont attaqués surtout au soufisme sur sa forme panthéiste et dans sa dévaluation de la loi religieuse. » (Islam hanbalisant Georges Makdisi)

Henri Laoust dans la politique de Ghazali écrit « Dans son livre « Munqid » l’imam Ghazali s’en prend au soufi dédaigneux de la Loi, ceux qui s’estiment suffisamment avancés sur la voie de l’ésotérisme pour se dispenser des pratiques religieuses. »

Henri Laoust dans essai sur les doctrines sociales et politiques de Taki-d-din Ahmad b.Taimiya écrit « On présente souvent Ibn Taymiyya comme un adversaire du soufisme, or il n’a jamais caché sa franche amitié intellectuelle pour les tendances du taçawwuf modéré qui préconisent une pratique fervente de la Loi, Le seul soufi qu’il est vraiment combattu est Ibn Arabi, pour lequel il fut d’abord séduit avant d’en découvrir sa subtile hérésie, ce qui le poussera à s’attaquer à la théologie pantheistique. »

Le soufisme ne peut donc pas être limité aux déviances de certains soufis, il doit être compris dans son rôle historique crucial, venu redonner sa place à la spiritualité afin que l’islam ne devienne pas une science théorique, renvoyé uniquement à des règles jurisprudentielles.

Si le soufisme se sépare du reste de l’islam pour devenir un courant enseignant l’isolement et l’inaction au nom de l’ascétisme il devient alors paralysant et empêche la communauté de réaliser son rôle et remporter ses défis, c’est pourquoi, Ahmed Taleb Al Ibrahimi écrit dans « ses lettres de prison » « Nombreux européens rêvent d’une société musulmane de khouans confinée dans ses patenôtres, leur abandonnant ainsi le soin de gérer le temporel ! »

La colonisation du monde musulman, illustra deux visages du soufisme, une que dénonça Bachir Al Ibrahimi en ces termes « Une colonisation spirituelle, représentée par les savants des voies soufies, qui ont de l’influence sur le peuple, qui commercent avec la religion et qui collaborent avec le colonialisme avec satisfaction et soumission.

Il était judicieux pour Ibn Badis et moi, que l’association commence par combattre cette deuxième colonisation. »

Et une illustrée par l’émir Abd Al Kader, Cheikh Al Haddad, Omar Al Mokhtar, Abd Al Krim Al Khattabi et bien d’autres qui ne limitèrent pas le soufisme à la spiritualité et au renoncement du bas monde, mais firent de leurs confréries des outils de résistance à l’invasion.

L’histoire de l’empire Ottoman en témoigne également, les oulamas de la confrérie Naqshabandiya excédés de voir les lois de l’islam être remplacés par les lois humaines et les rites de l’islam bafoués s’allièrent à des militaires et des intellectuels et se soulevèrent contre le sultan, le soulèvement fut réprimé par le sang et les savants déclarent Istanbul dar Al Harb (1859) ordonnant ainsi de chasser les infidèles contrôlant la ville.

Enfin Ahmed Talib Al Ibrahimi écrit dans ses lettres de prison

« L’histoire de l’islam nous montre que le mysticisme fleurit dans deux situations extrêmes:

⁃ dans des sociétés très évoluées où les cités et les campagnes sont florissantes, où la misère et la servitude sont bannies. C’est la cas de la première période abbasside.

⁃ dans des sociétés opprimées et condamnées à l’ignorance et la pauvreté. C’était la situation de l’ensemble du monde musulman aux 18e et 19e siècles.

A notre époque, le mysticisme sous sa première forme est un luxe que nous ne pouvons nous permettre et que sous sa seconde forme, nous devons combattre: quand la cité a besoin des bras et des cerveaux de ses enfants pour la libérer ou pour l’édifier, se réfugier dans une tour d’ivoire ou dans un couvent devient un crime. Je l’ai souvent répété que la notion de salut individuel nous est étrangère. »

Le hanbalisme qu’on oppose souvent au soufisme, se place lui aussi comme un mouvement réformateur, venant défendre la doctrine de l’islam alors menacé par l’apparition des Mu’tazilas, qui s’attaquèrent au Coran, prônant qu’il est créé et non la Parole d’Allah, le wahhabisme a son tour, se place comme un mouvement réformateur, insistant sur le monothéisme pur dans un XVIIe siècle en proie à la décadence du monde musulman et la corruption des notions élémentaires touchant à l’unicité de Dieu.

Peut on alors mettre en opposition des mouvements réformateurs, apparus dans des périodes différentes de l’histoire, s’adressant à des gens vivant des réalités différentes et dans un contexte différent?

Peut on mettre en opposition ces mouvements à cause de la déviance de certains de leurs adeptes?

Ceci me paraît réducteur et contribue à affaiblir les musulmans, en apportant des divisions supplémentaires.

Et en plus d’être réducteur est contredit par la réalité, nombre de hanbalite adhéraient au soufisme.

Georges Makdisi dans sa recherche intitulée « The hanbali school and sufism » note que certains des plus grands savants hanbalites, comme Abd Al Qadir Al Jili, Ibn Taymiyya et son élève Ibn Al Qayyim étaient soufis ou influencés par le soufisme, incluant certaines des œuvres des grands maîtres soufis parmi les sources qu’ils estimaient digne d’être étudiées.

Natana J.Delong-Bas écrit « Nombreux savants musulmans et même nombreux occidentaux ont décrit le hanbalisme comme extrémisme, rigide, fanatique et intolérant, opposé au soufisme, présenté comme inclusif, flexible et tolérant.

Ces spécialistes prouvent l’ouverture d’esprit du soufisme par leur tendance à intégrer dans le culte, les coutumes et les pratiques religieuses non musulmanes, alors que l’insistance du hanbalisme sur la pureté religieuse contrasterait négativement avec cette représentation du soufisme.

La description de cette école juridique et du soufisme en tant que pôles opposés doublés de l’hypothèse que les hanbalites rejetaient le soufisme ont abouti à la diabolisation du hanbalisme.

Cependant, les archives historiques présentent une image beaucoup plus nuancée.

L’examen des textes et des biographies des érudits hanbalites révèle non seulement l’absence de proclamation de la nécessité d’éradiquer le soufisme en tant que tradition mystique, mais aussi le fait que certains des plus grands savants hanbalites, y compris Ibn Al Qayyim, étaient des soufis.

En outre, le fondateur du premier et plus grand ordre soufi, Abd Al Qadir Al Jili était lui même un juriste hanbalite.

Ainsi, plutôt que de représenter des pôles opposés, le hanbalisme et le soufisme convergeaient sur de nombreux points.

Ces convergences brisent l’image du hanbalisme comme étant nécessairement opposé au soufisme en tant que tel.

Des différents substantielles subsistent mais pour le hanbalisme ce n’était pas le soufisme comme tradition mystique dans son ensemble qui posait problème mais les pratiques adoptées par certains soufis.

Ils faisaient la distinction entre le soufisme fondé sur les écritures et celui qui adoptait des pratiques non islamiques.

C’est dans ce contexte que l’approche d’Ibn Abd Al Wahhab vis à vis du soufisme doit être comprise et examinée.

Notre théologien, s’inscrit clairement dans la tradition hanbalite d’adopter des pratiques fondées sur le Coran et les hadiths, tout en désapprouvant des pratiques qui ne répondaient pas à ces critères.

Il est important à noter qu’il n’utilisa pas du tout le terme soufi.

Plutôt que de cibler le « soufisme » comme un phénomène ou un groupe d’individus, il dénonça plutôt des pratiques particulières en expliquant en quoi elles étaient blâmables.

L’approche d’Ibn Abd Al Wahhab est similaire à celle d’un autre hanbalite, Ibn Al Jawzi, dont le traité Tablis Iblis qui est une dénonciation du soufisme, vis à dénoncer certaines pratiques soufies et non le soufisme lui même, comme conclu Georges Makdisi. »

(Islam wahhabite Natana J.Delong-Bas)