« L’islam authentique appartient à Allah, l’islam algérien à César. »
La mobilisation de l’association des oulémas d’Algérie pour la séparation du culte musulman et de l’état (1931-1956)
La France coloniale classa les mosquées algériennes dans le domaine de l’état et les imams les plus dévoués à la cause française furent nommés et rémunérés par le budget de la colonie.
Toutes les manifestations collectives du culte musulman furent progressivement encadrées, faisant de l’islam un domaine réservé de l’administration.
Cette mainmise lui permettait de disposer d’un formidable moyen de propagande a même de consolider l’ordre colonial.
Quand la France vota la loi de 1905, celle avait vocation à s’appliquer dans tout l’empire français, l’Algérie devenait alors le premier territoire majoritairement musulman à se voir appliquer la loi de séparation des églises et de l’état, mais afin de ne pas contrecarrer totalement la tutelle administrative sur l’islam, un régime cultuel unique en son genre fut aménagé.
Le gouverneur général, invoqua la spécificité de l’islam afin de conserver un levier d’action pour le contrôle des mosquées et des imams.
Ces décrets d’exceptions de la loi de 1905 devinrent la règle en Algérie.
En 1931, sous la houlette d’Abdelhamid Ibn Badis, l’association des oulémas d’Algérie dressa le constat d’une dépossession religieuse.
Elle exhorta à une réappropriation de l’islam par les musulmans algériens.
Les oulémas s’emparèrent d’une ouverture du droit: la possibilité de célébrer le culte octroyée en 1907 aux associations régies par la loi de 1901, pour mettre en place une organisation cultuelle concurrente.
A mille lieux de tout éloge de la laïcité, l’association des oulémas n’en réclama pas moins la stricte application de la loi sur la séparation des églises et de l’état à l’islam et l’abrogation du régime culturel d’exception.
Il s’agissait à la fois de libérer les espaces cultuels du contrôle de l’administration, d’unifier la population indigène sous la bannière d’un islam libre et d’affirmer que l’islam authentique appartient à Dieu, l’islam algérien à César.
En 1931, au moment de la célébration du centenaire de la conquête de l’Algérie, l’heure était à la promotion idéologique du « modèle algérien » au sein de l’empire colonial.
Ce contexte d’apogée impérial fut marqué par un relatif adoucissement de la politique indigène, qui explique l’absence d’entraves à la création de l’association des oulémas.
Créée le 05/05/1931 en vertu de la loi de 1901 sur les associations, ses statuts précisaient qu’elle rassemblait les « oulémas musulmans d’Algérie », pléonasme qui leur permettait de se distancier des clercs qui officiaient sous l’autorité d’une administration non musulmane.
Dès sa fondation, l’association s’employa à inscrire son action dans une démarche légale tout en affichant une volonté d’ouverture.
C’est à la foi ce qui explique, à ses débuts la tolérance des autorités à l’égard de ses activités et la présence de savants au sein de groupement religieux.
L’association publiait des journaux en arabes et en français afin de diffuser les idées réformistes au plus grand nombre.
L’ambition était nationale, Tayeb El okbi s’imposa à Alger, Bachir Brahimi dans l’oranie, Moubarak El mili à laghouat et Ben Badis à Constantine.
Le message de l’association était le retour aux principes de la révélation coranique et du modèle prophétique en les débarrassant des scories qui en altéraient le message, ce choix idéologique était motivé par la volonté de se désolidariser de l’islam pratiqué en Algérie sous la houlette du « clergé officiel » adoubé par le gouvernement général.
L’association avait pour objectif la défense des fondements de la croyance, de relever le peuple de sa déchéance intellectuelle et morale vers le savoir et la moralité et en aucun cas de se mêler de politique.
Cette déclaration de l’association ne laissait pas présager une quelconque activité subversive.
Au sein de l’administration, Jean Mirante n’était pas dupe et peu convaincu de l’apparent ralliement des oulémas, il dit « ils sont trop imbus du dogme coranique pour laisser de côté la politique. »
L’association commença par dresser le constat d’une desislamisation rampante entretenue par la colonisation et accentuée par la prédominance d’un islam populaire syncrétique.
Le culte des saints était enraciné en Algérie, la doctrine réformiste se dressait contre ces pratiques contraire au dogme islamique.
Moubarak Al Mili, le plus doctrinaire des oulémas leur jeta l’anathème en les accusant du seul péché irrémissible: l’associationnisme.
Sans s’attaquer directement aux colonisateurs, l’association refusait la sécularisation.
Le rattachement à la France des algériens, ne remettait pas en cause leur islamité.
L’association qui avait condamné l’assimilation qui obligeait l’algérien à rejeter son statut personnel du droit musulman accepta le projet « Blum-violette » qui prévoyait l’octroi de la citoyenneté à un nombre limité d’indigènes sans exiger leur renoncement au statut personnel de droit musulman, Ben Badis distingua la nationalité ethnique primordiale et basé sur l’islam et l’arabité et la nationalité politique secondaire qui comportait des droits politiques.
Suite à l’échec de ce projet, seul l’abandon du statut personnel de droit musulman permettait l’obtention de la citoyenneté, l’association condamna toute naturalisation et l’assimila à une forme d’apostasie.
L’association déclara « cette nation à une histoire, elle a son unité religieuse et linguistique. Nous disons que cette nation algérienne n’est pas la France, ne peut être la France et ne veut pas être la France. Il est impossible qu’elle soit la France même si elle veut l’assimilation. »
Par crainte d’une contagion des idées réformistes, la préfecture d’Alger le 16/02/1933 déclara « il n’est pas possible de tolérer une propagande, qui sous le masque de la culture ou de réformes religieuses, dissimule une orientation pernicieuse dont nos administrés indigènes seraient les premiers à souffrir. »
L’administration orienta les surveillances sur les principaux bastions réformistes, l’association était devenu une organisation religieuse concurrente à l’islam officiel.
Les oulémas firent de la loi de 1905 le moyen détourné pour ouvrir la voie à la fin de l’administration coloniale du culte musulman, à la séparation du culte musulman de l’état colonial.
Cette séparation était l’unique moyen d’exercer ses activités sans contraintes, d’élargir son espace de prédication et de déboucher sur la rétrocession des fondations pieuses et des lieux de culte.
Pour l’administration la séparation intégrale annonçait une indépendance de l’islam susceptible de créer un espace de liberté, or pour le colon l’islam est incapable de séparer le religieux du politique.
L’association ne pouvant s’attaquer directement à l’administration, s’attaqua « au clergé officiel » composé d’imams et de muftis qui incarnaient l’instance légitime de l’islam algérien.
L’imam Ben Badis s’attaqua aux imams et à leurs prêches du vendredi « de nos jours, la plupart des prédicateurs de notre pays prononcent en guise de prêches du vendredi de longs sermons compliqués, n’ayant aucun rapport avec les circonstances actuelles, ni avec les maux des musulmans. »
En juillet 1932, Bachir El Ibrahimi et les sympathisants réformistes de Tlemcen appelèrent au boycott du mufti de la ville, rémunéré par l’administration.
L’association demanda à l’université El Azhar d’émettre une fatwa interdisant la prière derrière des imams nommés par un état non musulman, la fatwa obtenue, la France coloniale inquiète demanda au mufti de Constantine de consulter le mufti de Tunis en juin 54 afin d’invalider cette fatwa.
L’administration ne pouvait laisser ce types d’attaques se développer car elles portaient atteinte à l’un des principaux relais de l’administration auprès de la population indigène.
Bachir El Ibrahimi s’efforça d’élargir l’audience de l’association au milieu francophone et à la jeunesse.
Bachir El Ibrahimi présentait « l’islam algérien » comme une vitrine du régime colonial qui poursuivait la domestication de la population musulmane.
Les oulémas publièrent dans le journal « le jeune musulman » en 1952 « l’islam authentique est situé aux antipodes de l’islam algérien. Ces deux phénomènes ne peuvent se rencontrer ni chez une même personne, ni chez un même groupe de personnes, ni dans la même mosquée.
En un mot « l’islam authentique appartient à Dieu, l’islam algérien à César.
Cet islam algérien est régi par des règlements dont la responsabilité incombe non à l’administration coloniale usurpatrice, ni à l’assemblée algérienne mais à la France elle même. Reconnaître l’islam algérien c’est accepter l’ingérence coupable de l’administration dans les affaires du culte, c’est ni plus ni moins donner des associés à Dieu. »
Pour l’association toute manifestation du culte musulman officiel était l’occasion de déployer cette rhétorique.
Il considérait par exemple que les annonces faites par la commission de la lune et des fêtes religieuses présidée par le mufti d’Alger devait être nulles et l’association publiait ses contre-proclamation.
A la mort de Ben Badis en 1940 et l’assignation à résidence de son successeur Bachir El Ibrahimi, les activités de l’association furent mise en silence et toute réflexion sur le statut de l’islam fut éclipsée.
Ferhat Abbas reconnut l’apport des oulémas à la cause nationale et demanda à Tayeb El Okbi de rédiger une charte pour les associations cultuelles musulmanes, les statuts furent déposés à la préfecture d’Alger mais cette union entre le politique et les religieux n’eut pas le succès escompté, les autorités redoutaient les effets d’une telle coalition.
Tout au long de leur combat pour que la laïcité s’applique en Algérie les oulémas utilisèrent le terme « laïcité » mais jamais « ilmaniyya ».
Ce choix traduisait leur volonté de dissocier la règle de droit instaurant la neutralité des autorités religieuses en matière religieuse et la signification philosophique de la laïcité.
Ils pouvaient ainsi exhorter à la séparation sans adhérer à la laïcité.
Cette dernière étant connotée négativement car synonyme de sécularisation.
Retourner contre le colonisateur les principes qu’il affirmait promouvoir en Algérie ne signifiait pas pour autant y adhérer.
Bien que paradoxale, leur position n’était que le miroir de la position tenue par l’état colonial, celle d’une laïcité proclamée mais vidée de son contenu en l’absence de neutralité en matière religieuse.
L’administration refusa toute organisation du culte de peur que le culte soit récupéré par les oulémas et serve ainsi à la lutte anti-française.
En réaction Larbi Tebessi engagea alors une véritable campagne de sensibilisation sur le sort infligé à l’islam.
Peu de temps après apparu le FLN, l’enjeu n’était plus alors l’application de la laïcité, l’association condamna dans un premier temps la violence des actes perpétrés puis finit par lui apporter son soutien logistique, se chargeant de récolter la Zakat et de la remettre au FLN, nombreux membres de l’association se rallièrent au FLN, quant à l’association elle suspendit ses activités jusqu’à l’indépendance.