L’édifice social ne peut tenir que par les étais de la technique, de la science et de la raison, quand l’échelle des valeurs s’inverse remplaçant les vertus morales par la décadence, les futilités paraissent alors de grandes choses.
A ce moment là l’édifice social doit s’écrouler car l’âme seule permet à l’humanité de s’élever.
Où l’âme fait défaut c’est la chute et la décadence.
Aucun état temporel n’a pu au cours de l’histoire suppléer à cette unique source d’énergie humaine qu’est la foi.
La foi n’a jamais perdu son empire dans le monde musulman même en période de décadence mais il convient de ne pas confondre le salut de l’âme individuelle et l’évolution des sociétés.
Le catalyseur des valeurs sociales est la religion, quand celle ci traduit une pensée collective naît un état expansif et dynamique.
Mais à partir du moment où la foi devient individualiste elle n’a plus de rayonnement, sa mission historique est finie sur la terre où elle n’est plus apte à promouvoir une civilisation.
Elle devient la foi des dévots, qui se retranchent de la vie, fuient leurs devoirs et leurs responsabilités.
L’histoire commence avec l’homme intégral, adaptant constamment son effort à son idéal et à ses besoins et accomplissant dans une société sa double mission d’acteur et de témoin.
Mais l’histoire finit avec l’homme désintégré, le corpuscule privé de centre de gravitation, l’individu vivant dans une société dissoute qui ne fournit plus à son existence ni base morale, ni base matérielle.
C’est alors l’évasion dans le maraboutisme qui n’est que la forme subjective du « sauve-qui-peut » social.
Ce moment marque l’inversion des valeurs d’une civilisation :
Ce n’est pas le cadre politique qui change mais l’homme lui même, l’homme civilisé qui perd son élan civilisateur et devient incapable d’assimiler et de créer.
Ce sont les hommes qui ne savent plus appliquer leur génie .
Tant que notre société n’aura pas liquidé ce massif hérité de sa faillite et renouvelé l’homme conformément à la véritable tradition islamique, elle cherchera en vain l’équilibre nécessaire à une nouvelle synthèse de son histoire.
Le faux savant, faux intellectuel est la donnée essentielle de tous les problèmes du monde musulman depuis le déclin de la civilisation.
Il est l’incarnation de la colonisabilité, le visage typique de l’ère coloniale, le clown auquel le colonisateur fait jouer le rôle d’indigène et qui peut accepter tous les rôles.
L’islam est venu broder son admirable civilisation, en donnant à un monde dominé par l’individualisme une cohésion, un sens du collectif qui ont déterminé son orientation historique.
Le Coran fit du bédouin un sédentaire qui laissa en Espagne et dans le midi de la France les témoignages d’une science perfectionnée.
Le musulman n’a pas abandonné son dogme, il est demeuré croyant mais sa croyance est devenue inefficace parce qu’elle a perdu son rayonnement social, elle est devenu individualiste: foi de l’individu désintégré de son milieu social.
Par conséquent la réforme ne se fait pas en lui enseignant un dogme qu’il possède déjà mais en restituant à cette croyance son efficacité.
En un mot il s’agissait moins de lui « prouver » Dieu que de Le « manifester » à sa conscience et d’en remplir son âme comme d’une source d’énergie.
Au congrès de Tunis, un cheikh fit un cours consacré aux hadiths sur la clémence, il passa plus d’une heure à citer le Sanad de ces récits, ainsi les vérités vivantes qui avaient façonnée naguère le visage de la civilisation musulmane ne sont plus désormais que des vérités mortes, ensevelies sous une vaste érudition, la science s’engloutit et perd le sens de son rôle social.
L’européen n’était pas venu en civilisateur mais en colonisateur.
Depuis des siècles l’esprit musulman était incapable d’aller au delà de la pelure des phénomènes; il ne comprenait plus mais apprenait le Coran; après avoir jugé grosso modo de l’utilité des produits européens, il les utilise mais ne s’inquiétera pas de savoir comment ils ont été créés mais de savoir comment on peut les acquérir.
Le monde musulman adopte alors des formes sans contenu.
Pour illustrer les facteurs qui empêchent les musulmans d’avancer, Malek Bennabi cite l’exemple de « Ali Al Hammami » en disant on va honorer sa tombe mais aucune des organisations qui lui portent ainsi leurs hommages n’a songé encore à la seule chose qui compte: publier son œuvre
Le colonialisme paralyse toutes les bonnes volontés, justifiant parfois de véritables escroqueries morales et politiques.
Certes la part du colonialisme est écrasante puisque systématiquement il écrase toute pensée, tout effort intellectuel, toute tentative de redressement moral ou économique, c’est à dire tout ce qui pourrait donner un ressort quelconque à la « vie indigène ».
Il infériorise techniquement l’humanité livrée à sa loi, cette loi que nous avons désignée sous le terme de « coefficient colonisateur ».
Mais ce coefficient n’affecte pas la valeur fondamentale de l’individu; elle échappe à son pouvoir.
Or, nous voyons l’individu inefficace, inerte, jusque dans les domaines où la pression colonialiste ne peut être incriminée.
Donc le colonialisme agit à la foi comme réalité quand il inhibe l’action et comme mythe quand il n’est qu’un alibi ou un masque de la colonisabilité.
Il y a un processus historique qu’il ne faut pas négliger sous peine de perdre de vue l’essence des choses, de ne voir que leurs apparences.
Ce processus ne commence pas par la colonisation mais par la colonisabilité qui la provoque.
D’ailleurs dans une certaine mesure, la colonisation est l’effet le plus heureux de la colonisabilité parce qu’elle inverse l’évolution sociale qui a engendré l’être colonisable: celui ci ne prend conscience de sa colonisabilité qu’une fois colonisé.
Il se trouve alors dans l’obligation de se « desindigéniser » de devenir incolonisable, et c’est en ce sens qu’on peut comprendre la colonisation comme « une nécessité historique ».
Il faut distinguer entre un pays simplement conquis et occupé et un pays colonisé.
Ainsi la colonisation n’est pas la cause première à laquelle on puisse imputer la carence des hommes et la paresse des esprits dans les pays musulmans.
On se rend compte alors que la colonisation s’introduit dans la vie du peuple colonisé comme le facteur contradictoire qui lui fait surmonter sa colonisabilité.
Il y a donc un aspect positif de la colonisation, en ce qu’elle libère des potentialités longtemps demeurées inertes.
Bien qu’elle constitue d’autre part un facteur négatif, puisqu’elle tend à détruire ces mêmes potentialités en appliquant à l’individu « le coefficient colonisateur », un fait est significatif: l’histoire n’a jamais enregistré la pérennité du fait colonial.
Le colonisateur ne vient pas naturellement « promouvoir », il vient paralyser , comme l’araignée paralysé la victime prise dans son filet.
Mais en fin de compte, il change si radicalement les conditions de vie de l’être colonisé que par cela même il transforme son âme.
Un seul et même mal ronge les peuples arabes depuis des siècles : le manque de confiance en soi, la calomnie et le dénigrement, le culte des honneurs, l’apologie des hommes.
Le retour au salaf ne s’inscrit pas dans l’ordre des faits historiques, il constitue un glissement qui ne ramène pas l’homme à l’ère de la conscience mais à celle de la science théologique, c’est à dire en prenant l’exemple du passé.
C’est une réforme de savants qui touche peu ou pas du tout les masses humaines.
Le cas de l’Algérie a fait exception grâce à la personnalité du shaykh Ibn Badis dont le rayonnement personnel put atteindre la conscience populaire.
On peut se demander ce que signifient pour des hommes domestiqués, indigénisés, civilisés à la manière colonialiste, les proclamations de respect de la personne humaine et la déclaration des droits de l’homme.
A la base de tout cela, il y a un commun dénominateur: une culture matérialiste qui peut promouvoir un empire ou un impérialisme mais pas une civilisation.
L’Europe rationalise qui a créé la machine se voit incapable de poser correctement les problèmes humains, l’Europe est devenue technicienne mas à cessé d’être morale.
On ne sait plus découvrir les perspectives humaines au delà du chiffre, au delà du monde défini par la matière.
Une civilisation trouve son équilibre entre le spirituel et le quantitatif, entre la finalité et la causalité.
Aussitôt que l’équilibre est rompu dans un sens ou dans l’autre c’est la chute verticale.
Aujourd’hui la civilisation occidentale qui a perdu le sens spirituel se trouve au bord de l’abîme.
Source « la vocation de l’islam » Malek Bennabi